Note : la version audio de l’interview arrivera la semaine prochaine.

Cette année, le TGS avait une saveur particulière. Armé d’un bon micro et des autorisations nécessaires, j’ai pu mener à bien quatre interviews. Voici donc la première interview de ce TGS 2017 : Reno Lemaire, auteur de Dreamland !

Reno, bienvenue.

Reno Lemaire : Salut ! Merci de m’accueillir !

Votre manga Dreamland en est à son 17ème tome en un peu plus de onze ans et est un des pionniers français du genre. Et parce que l’on est fan d’origins stories, quelle a été l’origin story de votre histoire ? A-t-elle été créée dans un lieu improbable à un moment particulier et quel a été l’envie derrière la création d’une œuvre aussi colossale ?

RL : Bah le truc improbable, c’est que j’écris l’histoire depuis tout petit. Quand j’ai eu l’idée, c’était en 2004, j’ai contacté les éditeurs en 2005 et c’est sorti en 2006. Tu vois, c’est allé très vite. C’est un projet que j’ai depuis que j’ai 12 ans et où je mets tout. J’ai plein de petits scénars qui me viennent comme ça et puis j’écris au feeling. Et pour Dreamland, l’anecdote, c’est que je ne cherchais pas forcément à être publié. Je n’ai pas fait de dossiers ; j’ai contacté les éditeurs, comme ça, un soir. En 2005, il n’y avait pas de mangas à la française. Je n’avais pas de réseau, je ne venais pas d’un milieu artistique, donc je cliquais sur les pages « Contactez-nous » des sites juste pour avoir un avis. J’avais envoyé deux-trois dessins et un pitch de Dreamland, mais juste pour… Je sais pas pourquoi. Je ne cherchais pas forcément à être édité.

J’ai toujours voulu faire de la BD, mais ce n’était pas forcément avec Dreamland que j’aurais voulu être publié. Et de là, tout s’est enchaîné très très vite : en une semaine, j’ai reçu beaucoup de réponses d’éditeurs. Et justement, parce que le contrat n’est pas le Graal ou une fin en soi et que je sais que c’est dur – le milieu de la BD franco-belge, c’est assez chaud pour se faire publier – j’ai trouvé ça bizarre. J’ai rien montré et ils veulent tous m’éditer…

Je me suis posé et je suis allé avec l’éditeur qui me semblait le plus pro dans sa démarche, puisque dans les mails que j’ai reçu, y’en avaient qui avaient même joint les contrats ! Les mecs en mode « Vas-y, on veut t’éditer ! »… Genre, je ne suis pas un cador du dessin, mais à l’époque j’étais très perfectible, donc quand les gars ne veulent pas te connaître et veulent t’éditer alors que tu n’as pas un super niveau, tu fais : « Non, c’est chelou. »

Et puis t’as Pika, qui a dit « ça a l’air pas mal. Le pitch a du potentiel, mais évidemment il faut qu’on en voit plus pour savoir ». Ça, c’est juste la réponse logique. C’est pour ça que je me suis dit « Bah tiens Pika marque des points. » Donc on s’est rencontrés vingt minutes à Paris.

Pour la petite anecdote, l’éditeur me dit « J’aimerais te rencontrer pour qu’on discute » et puis je pense que tout s’est joué là. Le «  » »rapport de force » » », même si ça n’en a jamais été un avec l’éditeur, mais ce côté où je jouis d’une certaine liberté… Tout s’est joué au moment de ma réponse, où j’ai dit « Bah écoutez, je suis un jeune étudiant, je suis de Montpellier… Franchement, venir vingt minutes pour qu’on tchatchouille à Paris… Moi j’ai pas les sous, donc non, je viendrai pas. »

Enfin tu vois, je n’étais pas en mode diva ou quoi, c’est juste que, bah franchement, c’est chaud, quoi. Tu vois, comme moi je ne voulais pas forcément être édité, quand un gars me dit de venir à Paris le lendemain, vu le prix des billets, c’est relou… Alors que tu dis ça à n’importe qui, il dira « Nan, mais moi j’y vais ! » Et du coup, Pika m’a dit, « Non, mais t’inquiètes Reno, pas de soucis, on te paie les billets et tout. » Donc tu vois, le rapport, il s’est créé de ce côté-là et ils l’ont vu. Quand on s’est rencontrés, il a vu que je savais ce que je voulais faire de mon histoire. Être confiant et croire que l’on est le meilleur, ça c’est autre chose. Non, là, c’était pas du tout ça. C’est juste que je n’avais pas envie d’écouter les conseils d’un pseudo-commercial de cinquante piges, parce que si jamais ça ne marchait pas, eh ben j’aurais toujours eu cette frustration de « Ah bah si je ne l’avais pas écouté… » alors que là, je n’écoute que moi, comme ça si je me plante, c’est entièrement de ma faute. J’irai pas pleurer en mode « Bwah, c’est la faute du marketing, c’est la faute du machin… » Non, là, je fais tout tout seul pour rester cohérent, et voilà.

… C’était long aussi, t’as vu ? T’as des longues questions, bah moi j’ai des longues réponses !

Ah bah non ! Mais moi, ça me va parfaitement !

(Rires)

Reno Lemaire - dreamland

Eh bien justement, je vais rebondir là-dessus. C’est totalement hors-script… Je trouve ce genre d’histoire assez… Pas hallucinant, mais je trouve ça assez impressionnant que les éditeurs t’aient contacté aussi rapidement, parce que là, j’ai l’impression qu’en ce jour, enfin… A cette époque-là, il est impossible que ça se passe comme ça… Enfin, j’en ai l’impression, après c’est peut-être pas…

 RL : Non mais c’est ça ! Moi, dans la partie du succès du pionnier, j’étais justement le mec qui était là quand il fallait, au moment où il fallait. C’était du test. Les contrats était un test. Les éditeurs manga comme Kana, Pika, tout ça, faisaient que de la traduction. Ce sont des acheteurs de licences. Les mecs, ils prennent ce qui marche au Japon, ils se positionnent. Mais faire de la créa, avoir un véritable auteur comme auraient pu le faire Delcourt/Dupuis avec les auteurs franco-belges, eh ben c’était tout nouveau. Il y avait tout à faire, donc honnêtement, Dreamland sortirait aujourd’hui avec le même délire, je n’aurais pas le succès que j’ai maintenant [auprès des éditeurs]. Il faudrait que je fasse un dossier et tout. Il y a ce facteur chance qui fait que ben, comme je t’ai dit, pourquoi, ce jour-là, à 23h dans ma chambre je clique ? Je vais sur les sites et j’envoie les trois pauvres images que j’ai en jpeg ? Pourquoi ? Eh bah c’était… La «  » » » » » »destinée » » » » » » » (rires).

C’était impulsif, en plus !

RL : Mais ouais ! Mais c’était en mode… Osef, quoi. Pas pro du tout. Je suis le premier à le dire. Je suis l’exception. On m’interviewe souvent parce que je marche et Dreamland fait parler de lui parce qu’il y a beaucoup de tomes, mais je suis tout sauf l’exemple à suivre ! Il faut parler aux autres auteurs qui galèrent. Faire 200 pages, c’est chaud, t’as un contrat super dur et le public est dur à trouver. Moi, j’avoue, je galère pour rien, mais est-ce que je suis plus bosseur que les autres ? Non. Non, c’est juste que… Pourquoi ? Pourquoi Dreamland marche, ça je pourrai pas le dire. Pourquoi j’ai décidé de cliquer, enfin, tu vois… Donc bien sûr qu’il y a le facteur chance. Après, faut bosser ! Je bosse 12h par jour et t’es pas là par hasard ! Mais ouais, je suis d’accord avec toi dans le sens que ce genre d’histoires aujourd’hui peut pas arriver. Non, c’est impossible. Vu le marché et comment il a évolué et tout.

Et même en 2004 on pouvait pas imaginer que ça évoluerait comme ça et moi je suis le premier à voir que depuis 4-5 ans, ça y est, le manga français commence à prendre. On a beaucoup beaucoup de séries qui arrivent et c’est cool, mais moi, pendant les 5-6 premières années, j’étais un des rares et je me faisais pilonner de tous les côtés, quoi. C’était… C’était pas bien vu, en fait.

 Oui, justement, il y avait un rapport antipathique de certaines personnes qui j’imagine trouvaient le format… Enfin, déjà le manga n’était pas forcément bien vu à cette époque-là, alors un manga à la française, ça devait être…

RL : Tout ce qui s’est passé, tout le bashing que j’ai reçu – et honnêtement, mes potes vous le diront, parce que ce serait mieux que ce soient eux qui le disent – je crois que dans l’histoire de la BD il n’y a pas eu un mec qui se soit fait autant défoncer à son premier tome. Moi, on crachait et on taguait sur les couv’ à la Fnac et tout tellement c’était…

Sérieusement !?

RL : Ah ouais, mais on m’invitait en conférence pour me faire basher par les journalistes. Je me suis fait insulter en live parce qu’en fait… Les gens comprenaient pas, mais tout ce qui s’est passé, c’est juste normal. Parce qu’on parle d’un pays comme la France. Ça ne s’est pas passé en Allemagne, en Espagne ou en Italie, qui eux n’ont pas forcément de culture de la BD, du franco-belge, du cartonné, y’a pas. C’est que des trucs souples. Ils importent, eux. Nous, on parle d’un patrimoine. La BD qu’on appelle « Franco-belge », donc la Belgique et la France. Donc y’a un truc qui fait que, comme tu le dis, le manga arrivait comme un « envahisseur ». Il prend 40% du marché donc si la nouvelle génération – j’avais 25 ans – commence à singer les japonais, mais où va-t-on aller ? Tu vois, mais les autres auteurs disaient « Non, mais tu tires le marché vers le bas ! », parce que j’étais beaucoup moins payé à la planche qu’eux. Donc c’est un tout.

Et en plus, je me suis fait défoncer par les pros du manga parce que le seul mec qui va être le pseudo-précurseur ou celui qui doit porter cette mouvance, bah c’est pas le meilleur. J’étais techniquement à la ramasse, j’étais pas pro, mais je pense que je suis content d’avoir vécu ça. C’est ce qui m’a donné ce bagout, d’avoir trouvé mon public. Faudrait que tu voies ce qu’il se passe en dédicace. C’est assez particulier, la communauté Dreamland : ce qu’ils me donnent et ce que je leur donne. Et ça, ça n’aurait pas pu se faire si j’avais pas galéré. Si j’avais pas miséré les premières années, à prendre du recul. Parce que moi, j’me suis imaginé faire de la BD, j’avais sept ans. J’ai dit « ça serait mon métier ». Et je m’étais dit que la première fois que je signerais, j’imaginais pas que ce serait un manga et que je serais le premier à avoir eu l’idée, parce que c’est faux. C’est pas moi qui ai eu l’idée de faire du manga. C’est comme on dit « j’étais là au bon moment ». Mais je m’étais dit « Si t’y arrives, tu seras un jeune auteur. Ta série ne sera pas connue », mais on m’a toujours dit qu’une fois que tu entres dans le milieu tu peux avoir du réseau. Donc c’est juste une première petite série. Tu la dessines, t’apprends, tu rencontres des auteurs, des scénaristes, des éditeurs et tu feras des séries et peut-être que, un jour, t’auras une série-fleuve. Et là non, bim ! T’es catapulté en pseudo porteur de drapeau, de chais plus quoi. Le cul entre deux chaises, entre les lecteurs franco-belges qui te renient parce que le manga, c’est pas bien et les lecteurs de mangas, pour qui à l’époque, si c’est pas japonais, on n’en veut pas. Et là, tu fais « Bah qu’est-ce qui se passe ? » Et c’est pour ça que je me garantis de rien. C’était tombé sur… Enfin voilà, je suis juste un gars qui veut raconter ses histoires et pour qui 48 pages pour l’histoire de Dreamland, c’était un peu trop court et qui a une culture manga et qui s’en est servi. Ça ne va pas plus loin que ça. Et après, tout le reste…

Mais honnêtement, comme on dit, Dreamland arriverait aujourd’hui, je n’aurais pas le succès que j’ai là, donc je suis quand même content d’avoir essuyé les plâtres comme on dit.

Dreamland Figurine

Justement, on peut dire que vous avez un bon rapport avec les fans, puisque récemment vous aviez fait une campagne Ulule pour faire financer une statuette et les résultats étaient impressionnants ! C’était le double, voire le triple de la mise, c’est ça ?

RL : Ouais, c’est n’importe quoi ! Le Ulule de l’année dernière… Là, tu demandes de l’argent pour une figurine. C’est pas pour un manga. Puis tu demandes pas 10 000€ ou 20 000€ ! Honnêtement, j’aurais demandé 35 000€, j’aurais pas fait le faux modeste. Y’a la communauté, donc oui, OK. J’aurais pas fait le mec qui se chie dessus en mode « On y arrivera jamais ». Je pense qu’en deux mois en faisant de la comm’, on peut y arriver. Mes lecteurs peuvent se mobiliser et je peux réunir une somme de 40 000€… Mais là non : on demandait 80 000€ d’entrée. Même les mecs d’Ulule qui t’accompagnent te disent « Il faut baisser, parce que là c’est la plus grosse somme depuis qu’on a ouvert y’a 5-6 ans ! » C’est la plus grosse somme initiale demandée. Même les Noob, qui sont les recordmans, au départ ils ont demandé 35 000€. Et le mec m’expliquais « Tu comprends Reno, si la somme est trop grosse au début, ça fera fuir. » Non, mais j’allais pas demander 35 000€, parce que si l’on arrivait à 40 000€, moi j’en serais pour 40 000€ de ma poche et je les ai pas. 80 000€, c’était vraiment ce que coûtait une figurine et les contreparties et tout. Donc je lui dis « Non, mais j’entends bien ton discours, mais moi c’est le minimum ! », donc vraiment, c’était en mode « Non, mais on n’y arrivera jamais… »

Et en fait il y a eu ce truc de fou et qui là-aussi est différent de la BD. Tu vois, j’étais en dehors de la réalité : tu actualises et là tu vois les chiffres qui montent. Tu sais plus qu’il s’agit d’euros et tu sais pas ce qu’il se passe.

Demain je dis que j’ai pas d’éditeurs et je fais comme Maliki et j’essaye de dire « pour le prochain tome, est-ce que vous pourrez m’aider ? », genre là, vu qu’on touche à ce que je sais faire avec un tome, je pense que les lecteurs se mobiliseraient. Mais la figurine, non. C’est un truc tellement niche… Et honnêtement, d’avoir explosé ce truc, ça m’a fait prendre de la hauteur et être en mode « Super, fini les réseaux sociaux », le côté « Ah mais lui il vend plus. »… Ça je ne l’avais pas, mais tu sais quoi ? Là je vais taffer pour ma communauté. Ils te donnent tellement qu’on s’en fout des chiffres de vente, de qui est le premier, qui est le deuxième, qui est le troisième… T’es juste toi, t’as ta série, t’as une communauté qui te suit. Qu’elle augmente ou qu’elle n’augmente pas, c’est pas grave. Tu vois, là aujourd’hui, mon Facebook, je suis pas à la recherche du Like. C’est juste mon courrier des lecteurs de 2018, tu vois ? Donc voilà, ça m’a permis d’être assez serein. C’est assez ouf. Un être humain ne peut pas vivre ça. Tu t’attends pas à demander de l’argent. Tu galères… Moi je suis locataire, je galère à acheter une maison et là les mecs te donnent pour une figurine de quoi acheter une maison ! J’étais là en mode « c’est n’importe quoi ! »

Eh bien merci beaucoup pour tes réponses à toutes ces questions, même si, bon, bah finalement…

RL : Ça a été deux questions !

C’est ça (rires), ça a été beaucoup plus…

RL : Ah quand t’as deux bavards, bah c’est mort !

C’est ça ! Mais pas de soucis !

RL : Non, mais avec une émission de une heure, on en dit des trucs !

Eh bien merci beaucoup et à la prochaine fois pour la prochaine partie de l’interview !

RL : Eh bah écoute, quand tu veux (rires) !

Dreamland interview 2017

D’un auteur à un autre.

Benjamin « Red » Beziat