Ambitieux. Tel est le mot qui peut décrire facilement le dernier jeu de combat de Capcom. Ambitieux, car il prévoit de devenir la nouvelle référence en matière de jeu de combat. Ambitieux, car il prévoit de devenir la meilleure référence en matière d’e-sport. Ambitieux… Parce que c’est Street Fighter !

Chaque épisode de la série principale a été accompagnée d’une prise de risque. Le premier… Bah, c’était le premier, donc il y avait toute une licence à lancer à une époque où le marché du jeu vidéo, bien que relativement jeune dans sa seconde vie, était ultra concurrentiel. Le second, suite à l’échec de son prédécesseur, avait décidé de revoir sa copie en profondeur, quitte à ce que ça échoue encore… On connaît le résultat : succès tellement important que trois milliards de déclinaisons et concurrents sont arrivés dans son sillage.

Le troisième épisode, lui, a pris un très gros risque en virant quasiment tout le casting du second épisode et en n’introduisant que des nouvelles bouilles. Bide, notamment parce que en dehors du seul duo Ryu/Ken reconnaissable (Chun-Li est arrivée plus tard), la concurrence était féroce et la 2D, même si absolument sublime, paraissait désuette face à des titres comme Soul Blade et Tekken. Certes, Street Fighter III a gagné en galon avec les années et notamment la fameuse finale de l’Evo 2004 qui a fait le tour du monde, mais à l’époque de la sortie, le risque pris par Capcom n’a hélas pas payé des masses.

Puis Street Fighter IV est sorti. Le risque ? Sortir un jeu de baston alors que le genre était considéré comme mort et enterré depuis des années ! Dans ce genre de circonstances, ça passe ou ça casse… Mais vu que le genre était considéré comme mort, c’était aussi un véritable boulevard qui s’offrait à Capcom. Et grâce à une bonne campagne marketing misant énormément sur la nostalgie des joueurs de Street II, ça a formidablement bien marché.

Du coup, avec Street Fighter V, on aurait pu penser que la prise de risque était minimale. Et pourtant : il faut encore une fois réussir à suffisamment se démarquer de son prédécesseur sans non plus être trop différent pour donner aux gens envie de le prendre ! Et ceux qui n’ont pas créé quelque chose auront du mal à imaginer la pression qui peut naître du succès, car les enjeux pour la suite deviennent bien plus grands. Il faut en faire plus. Mieux. Quitte à ce que ça nous bouffe notre santé physique et mentale. Et sur ce front, Street Fighter V a réussi, puisque concrètement, c’est la même chose que Street Fighter IV, mais en suffisamment différent. Et pas juste d’un point de vue esthétique, mais aussi d’un point de vue gameplay, puisque ce cinquième épisode est plus nerveux et rapide que son prédécesseur. En mieux ? Ça, seul l’Histoire pourra le déterminer, car comme pour Super Smash Bros, certains préfèreront toujours l’ancien au nouveau.

Cependant, là où l’on trouve la plus grosse prise de risque de la part de Capcom, c’est dans la distribution du jeu : l’Early Access.

Appelons un chat un chat : Street Fighter V est clairement un jeu sorti en Early Access. Incomplet, avec presque qu’un mode online de disponible, le contenu solo n’arrivant qu’en Juin. Cette sortie en Février fait partie d’une stratégie voulue de Capcom, car l’Evo a lieu en mi-Juillet prochain. Or, sortir le jeu en Juin histoire que le mode solo soit prêt au sortir de la boîte, ce n’était pas une option viable. L’Evo, c’est ZE outil marketing ultime pour un jeu de baston, et pas mal de compagnies misent désormais dessus ou bien sur des événements similaires pour faire la promotion de leur jeu (le tournoi Super Smash Bros. Invitational, par exemple). Si le jeu était sorti en Juin, les joueurs professionnels n’auraient donc eu que l’équivalent de deux mois pour s’entraîner (si on compte les multiples bêtas) et comprendre les subtilités entourant les différents combattants afin de créer des tactiques efficaces pour les contrer. De fait, les matchs auraient été plus brouillons, moins passionnants à suivre pour le public, qui serait ensuite tenté de prendre le jeu pour ensuite devenir le meilleur combattant.

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Ça, c’est quelque chose qui peut faire vendre quelques milliers d’exemplaires supplémentaires.

Ce risque, Capcom le connaissait, et l’a quand même pris… Et ça n’a pas payé, car le jeu a fait un bide commercial.

Si Street Fighter V était sorti quelques années plus tôt, la donne aurait peut-être été légèrement différente, car depuis la montée en puissance de l’Early Access opportuniste et les décisions stupides à répétition des éditeurs avec des DLC à foison, une culture nocive de la précommande et aussi et surtout un abus sur les jeux en édition “Game of the Year”, la patience du consommateur a été poussée dans ses derniers retranchements. La méfiance est désormais de mise et si quelqu’un sort un jeu incomplet, pourquoi est-ce que le consommateur s’embêterait à l’acheter, sachant pertinemment qu’une version améliorée sortira quelques mois plus tard ?

Capcom a vraiment bien anticipé tout cela en annonçant clairement ses intentions le jour de l’annonce du jeu en dévoilant que même si le casting de base ne contenait que 16 personnages, il serait étoffé au fil des mois avec des mises à jour gratuites et les joueurs pourraient débloquer les autres sans débourser un seul centime (à la condition qu’il se soit suffisamment investi dans le jeu en jouant des heures et des heures, ce qui est à la fois une excellente manière de récompenser et fidéliser les joueurs les plus impliqués, ainsi qu’une tactique commerciale diaboliquement efficace). De plus et contrairement à l’habitude qu’avait instauré la compagnie en sortant tous les deux ans une version améliorée du jeu (Street Fighter IV a eu 4 versions différentes en 7 ans), cette fois-ci, il n’était question que d’une seule version qui durerait jusqu’à la sortie de Street Fighter VI sur PS5 et Xbox Two (probablement).

Mais cela n’était pas suffisant, puisque même si les intentions étaient bonnes, le marché a cela qu’il est impitoyable. Et si ton jeu ne sort pas fini, à quoi bon le prendre ? Contrairement à ce que l’industrie peut parfois penser, le joueur n’est pas cette bête constamment affamée qui se jettera sur l’os qui lui est balancé dès le premier jour. Seule une poignée de personnes surenthousiastes font ça (moi inclus, je l’admets). Le reste, les autres joueurs et le “grand public” constituant la majorité, est un groupe patient. Et de plus en plus renseigné. Donc si par malheur cette majorité apprend qu’un jeu sort incomplet, il attendra patiemment que le produit baisse de prix ou bien qu’il soit complet pour pleinement l’apprécier.

Et ce, même malgré la Puissance du thème de Raaaashiiiidoooo (fallait que je la case, désolé)

Au final, ceux qui ont acheté Street Fighter V, ce sont ceux qui comptaient se lancer dans le jeu de manière compétitive, ou bien ceux qui voulaient apprécier un bon jeu en ligne tant que la communauté était encore en train de tâtonner, histoire de ne pas se faire défoncer en deux secondes (comme quand j’affronte Kayane sur scène en convention… Notre écart de niveau est assez immense…). Ce nombre de joueurs curieux ou dédiés à l’e-sport ne pèse pas beaucoup dans la balance des ventes globales, d’où le petit four qu’est en train de se farcir le jeu et qu’il commence déjà à être bradé ici et là. Et si l’on ne s’appelle pas Nintendo, quand on sort un jeu sur le marché, à moins d’être exceptionnel ou de bénéficier d’un phénomène de bouche-à-oreille foudroyant, il disparaît dans la masse au bout de littéralement deux semaines, noyé par le nouveau gros jeu à venir.

Voilà pourquoi je pense sincèrement que Street Fighter V aurait du sortir début 2017 et non en 2016. Capcom a communiqué trop tôt sur le jeu et même s’il est vrai que Street Fighter IV commençait à se faire vieux et qu’une relève était nécessaire, n’aurait-il pas été mieux de laisser le quatrième épisode sous les spotlight une année de plus pour lancer la machine à hype plus tard et ainsi sortir un jeu au casting plus fourni et possédant directement tous les modes de jeu ? Puisque si on y réfléchit, si Street Fighter V était sorti en février 2017, il aurait proposé directement 22 personnages, aurait eu un mode solo qui, avec le bon trailer, aurait mis la banane à tous les joueurs, amateurs comme pros et aurait été sorti suffisamment tôt pour permettre aux joueurs d’être prêts pour l’EVO 2017, maximisant ainsi son potentiel de vente.

Est-ce que le jeu est commercialement condamné pour autant ? Non. Après tout, l’EVO 2016, la raison pour laquelle Capcom a précipité la sortie du jeu, n’est toujours pas passé. Si le show est assuré par les joueurs pros, l’intérêt pour Street Fighter V sera facilement relancé auprès des connaisseurs et amateurs d’e-sport. Et auprès du grand public… Là, ça va être beaucoup plus compliqué. Si Capcom joue bien ses cartes en baissant le prix du jeu de base et en relançant une campagne de comm’ efficace aux alentours de l’EVO, il y a moyen qu’il puisse attirer des clients supplémentaires. Ou bien il trahit ses fans en sortant une “version ++” en 2017 à plein tarif avec les personnages en DLC débloqués d’office, même si, du moment que rien d’exclusif n’est proposé qui ne puisse être obtenu autrement ne soit inclus, on peut considérer ça comme un achat de disque + Season Pass déguisé, puisque le jeu de base sera déjà bradé à 30-40€ d’ici-là.

J’adore Capcom. J’apprécie énormément Street Fighter (malgré le fait que je me prenne des tannées dès que quelqu’un sait sortir un Shoryken). Mais même si créer un jeu pour les fans est une entreprise noble, je crains qu’ils se soient tirés une balle dans le pied en sortant le jeu en Early Access en cherchant à tout prix à sortir le jeu pour l’EVO. Peut-être que l’avenir me dira le contraire et que le succès de Street Fighter V se fera sur le long terme… Ce que j’espère franchement, aussi bien pour l’équipe de Yoshinori Ono, que pour les autres équipes qui développent des projets à côtés, car n’oublions pas que tous les projets de la boîte se font désormais en interne, que Capcom a assez récemment été dans le rouge d’un point de vue financier et que Street Fighter V représente une immense prise de risque. Une prise de risque* qui peut faire extrêmement mal en cas d’échec.

*Certes amortie par le chèque sorti par Sony pour financer l’exclusivité console du jeu, mais là-encore, ça reste aussi une prise de risque, puisqu’un échec peut détériorer les relations entre les deux studios.

Benjamin “Red” Beziat